1739-49 — Saint-Simon, Mémoires, tome 18. « Paris vit un spectacle peu accoutumé… »

Paris vit un spectacle peu accoutumé, le dimanche 28 mars, qui donna beaucoup de jalousie aux premières puissances de l’Europe. Le Grand Seigneur, qui ne leur envoie jamais d’ambassadeur, sinon rarement à Vienne, à quelque grand occasion de traité de paix, en résolut une, sans être sollicité, pour féliciter le roi sur son avènement à la couronne, et fit aussitôt partir Mehemet-Effendi-Tefderdar, c’est-à-dire le grand trésorier de l’empire, en qualité d’ambassadeur extraordinaire, avec une grande suite, qui s’embarquèrent sur des vaisseaux du roi, qui se trouvèrent fortuitement dans le port de Constantinople. Il débarqua au port de Cette, en Languedoc, parce que la peste était encore en Provence. Il fit même quarantaine et le détour par Bordeaux pour venir à Paris, défrayé de tout depuis son débarquement, où il fut reçu par un gentilhomme ordinaire du roi et des interprètes de langues, qui l’accompagnèrent jusqu’à Paris. Il y arriva, le 8 mars, au faubourg Saint-Antoine, où il demeura huit jours, complimenté de la part du roi, etc., comme les ambassadeurs extraordinaires des monarques de l’Europe.
Le dimanche 16 mars, le maréchal d’Estrées et Rémond, introducteur des ambassadeurs, l’allèrent prendre à une heure après midi. Dès qu’ils furent arrivés, ils montèrent à cheval avec l’ambassadeur entre eux deux. Deux carrosses du maréchal, force valets de pied, pages, gentilshommes, chevaux de main, la police avec trompettes et timbales, trois escadrons d’Orléans-Dragons, douze chevaux de main des écuries du roi, trente-six Turcs à cheval deux à deux, portant des fusils et des lances, Merlin aide-introducteur à cheval, puis les principaux officiers de l’ambassade, quatre trompettes de la chambre du roi, six chevaux de main de l’ambassadeur, harnachés à la turque, et tout cela extrêmement magnifique ; enfin l’interprète du roi, précédent immédiatement l’ambassadeur dont le cheval était harnaché à la turque. Il marchait de front avec le maréchal et l’introducteur, environnés de leur livrée et de valets de pied turcs. L’écuyer de l’ambassadeur marchait à cheval derrière lui, portant son sabre, et vingt maîtres du Colonel-général les côtoyaient à droite et à gauche ; venaient ensuite les grenadiers à cheval, le régiment Colonel-général, puis les carrosses du roi et les autres qui vont aux entrées, cotoyés par la connétablie. Le régiment d’infanterie du roi, la compagnie de la Bastille, celle des fusillers se trouvèrent en haie jusqu’à la place royale ; l’ambassadeur fut conduit par de longs détours à la rue Saint-Denis, Saint-Honoré, etc., et partout des pelotons, des escouades du guet. Il trouva la compagne du prévôt de la monnaie en haie dans cette rue, le guet à cheval sur le Pont-Neuf bordé du régiment des gardes, et force trompettes et timbales autour de la statue de Henri IV. La compagnie du prévôt de robe courte, et celle du prévôt de l’île se trouvèrent dans les rue Dauphine et de Vaugirard. Arrivés à l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires, rue de Tournon, ils mirent pied à terre dans la cour. Le maréchal accompagna l’ambassadeur jusque dans sa chambre, qui aussitôt après, lui donnant la main, le conduisit à son carrosse, et le vit sortir de sa cour. Tous les chevaux que montèrent l’ambassadeur et sa suite étaient des écuries du roi, et les chevaux de main de l’ambassadeur aussi, menés par des Turcs à cheval.
Le vendredi 21 du même mois, le prince de Lambesc et Rémond, introducteur des ambassadeurs, allèrent dans le carrosse du roi prendre l’ambassadeur à l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires, où il fut toujours logé et défrayé avec toute sa nombreuse suite, tant qu’il fut à Paris, et aussitôt ils se mirent en marche pour aller à l’audience du roi : la compagnie de la police avec ses timbales et ses trompettes à cheval, le carrosse de l’introducteur, celui du prince de Lambesc, entourés de leurs livrées, précédés de six chevaux de main, et de huit gentilshommes à cheval, trois escadrons d’Orléans, douze chevaux de main, menés par des palefreniers du roi à cheval, trente-quatre Turcs à cheval, deux à deux, sans armes, puis Merlin aide-introducteur, et huit des principaux Turcs à cheval, le fils de l’ambassadeur à cheval, seul, portant sur ses mains la lettre du grand-seigneur dans une étoffe de soie, six chevaux de main, harnachés à la turque, menés par six Turcs à cheval, quatre trompettes du roi à cheval ; l’ambassadeur suivait entre le prince de Lambesc et l’introducteur, tous trois de front à cheval, environnés de valets de pied turcs et de leur livrée, côtoyés de vingt maîtres du régiment Colonel-général, ce même régiment précédé des grenadiers à cheval ; puis le carrosse du roi et la connétablie. Les mêmes escouades et compagnies ci-devant nommées à l’entrée se trouvèrent postées dans les rues du passage, dans la rue Dauphine, sur le Pont-Neuf, dans les rues de la Monnaie et Saint-Honoré, à la place de Vendôme, devant le Palais-Royal, à la porte Saint-Honoré, avec leurs trompettes et timbales ; depuis cette porte en dehors jusqu’à l’esplanade, le régiment d’infanterie du roi en haie des deux côtés et dans l’esplanade les détachements des gardes-du-corps, des gendarmes, des chevaux légers, et les deux compagnies entières des mousquetaires. Arrivés en cet endroit, les troupes de la marche et les carrosses allèrent se ranger sur le quai, sous la terrasse des Tuileries : l’ambassadeur avec tout ce qui l’accompagnait et toute sa suite à cheval entra par le Pont-Tournant dans le jardin des Tuileries, depuis lequel jusqu’au palais des Tuileries, les régiments des gardes françaises et suisses étaient en haie des deux côtés, les tambours rappelant et les drapeaux déployés. L’ambassadeur et tout ce qui l’accompagnait passa ainsi à cheval le long de la grande allée, entre ces deux haies, jusqu’au pied de la terrasse, où il mit pied à terre, et fut conduit dans un appartement en bas, préparé pour l’y faire reposer en attendant l’heure de l’audience.
À midi, l’ambassadeur, accompagné du prince de Lambesc et de l’introducteur, sortit de cet appartement avec tout son cortège, précédé de son fils, qui portait la lettre du grand-seigneur sur ses mains élevées, et suivait l’aide-introducteur. Il trouva, comme les autres ambassadeurs extraordinaires, le grand-maître et le maître des cérémonies au bas de l’escalier, bordé jusqu’au haut par les Cent-Suisses ; il en trouva d’autres en haie dans leur salle, leur drapeau déployé, et Courtenvaux à l’entrée pour le recevoir, qui faisait la charge de leur capitaine pour son neveu enfant. Le duc de Noailles, capitaine des gardes en quartier, le reçut à l’entrée de la salle des gardes, en haie et sous les armes. Il traversa le grand appartement jusqu’à la galerie. Elle était tendue des plus belles tapisseries de la couronne ; les dames fort parées remplissaient les gradins magnifiquement ornés, et la galerie, couverte de beaux tapis de pied, étaient fort remplie d’hommes. Au fond, elle était traversée de trois marches, et au bout de quelques espaces, de deux autres sur lesquelles était le trône du roi ; à ses côtés étaient, à droite et à gauche, M. le duc d’Orléans et les princes du sang, debout et toujours découverts. Le grand-chambellan, le premier gentilhomme de la chambre, le grand-maître de la garde-robe et le maréchal de Villeroy étaient tous quatre derrière le roi ; l’archevêque de Cambrai au bas des deux premières marches ; à droite et plus reculés, les trois autres secrétaires d’état sur le même plain-pied.
Dès que l’ambassadeur put être aperçu du roi, il s’inclina très profondément à l’orientale, sa main droite sur sa poitrine. Alors le roi se leva sans se découvrir et l’ambassadeur s’avança au pied des trois premières marches où il fit sa seconde révérence. Il monta ensuite ces trois degrés, ayant à sa droite le prince de Lambesc et le duc de Noailles ensemble de front, à gauche l’introducteur et l’interprète, derrière lui son fils, portant la lettre du grand-seigneur en la manière qu’on a dit ; l’ambassadeur fit là sa troisième révérence, prit des mains de son fils la lettre du grand-seigneur, qu’il éleva sur sa tête, puis la remit à l’archevêque de Cambrai, comme secrétaire d’état des affaires étrangères, lequel la posa sur une table, près et à droite du trône, couverte de brocard d’or. L’ambassadeur fit au roi son compliment de très bonne grâce, d’un air fort respectueux, mais point timide ni embarrassé. Le roi ne parla point ni M. le duc d’Orléans ; le maréchal de Villeroy fit une courte réponse que l’interprète rendit à l’ambassadeur. Alors il fit sa révérence et se retira à reculons, sans tourner le dos tant qu’il put être vu du roi, fit ses deux autres révérences où il les avait faites en venant, puis s’en alla lentement, regardant fort et d’un air très assuré tout ce qui s’offrait à sa vue. Le prince de Lambesc le conduisit à l’appartement où il était entré d’abord et y prit congé de lui. L’ambassadeur s’y reposa un peu ; puis l’introducteur à côté de lui, à sa gauche, il traversa la terrasse du palais des Tuileries, monta à cheval, avec tout ce qui l’accompagnait, trouva dans la grande allée, au Pont-Tournant, à l’esplanade, les mêmes troupes dans les mêmes postes et les mêmes honneurs qu’en venant, le régiment d’infanterie du roi en haie jusqu’à la porte de la conférence, les troupes qui l’avaient accompagné rangées sur le quai des Tuileries et les carrosses qui se remirent en marche dans le même ordre qu’en venant. Il passa sur le Pont-Royal, le quai des Théatius, devant le collège Mazarin, la rue Dauphine, et trouva partout jusqu’à la porte de l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires les mêmes troupes et détachements, les mêmes instruments de guerre qu’il avait trouvés en allant à l’audience, pendant laquelle ils s’étaient postés sur les lieux de son retour. La singularité de la cérémonie m’a engagé à l’insérer ici, quoiqu’elle se trouve dans les gazettes.
On approuva fort le chemin qu’on fit prendre à cet ambassadeur, surtout celui du jardin des Tuileries, avec tout cet air si martial de ce grand nombre des plus belles troupes, et de l’avoir fait retourner par le quai des Tuileries et par celui des Théatins, qui sont les endroits où Paris paraît le mieux. Que serait-ce si on dépouillait le Pont-Neuf de ces misérables échoppes, et tous les autres ponts de maisons et les quais de celles qui sont du côté de la rivière ? Peu de jours après l’ambassadeur turc fut au Palais-Royal, à l’audience de M. le duc d’Orléans, mais tout simplement, et reçu comme les ambassadeurs extraordinaires, conduit sans troupes et avec peu de cortège par l’introducteur de M. le duc d’Orléans.

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