Vers 386 | Augustin, Soliloques, II, 1.

La Raison. — Vous qui voulez connaître, savez-vous que vous existez ?
Augustin. — Je le sais.
La Raison. — Comment ?
Augustin. — Je ne sais.
La Raison. — Vous sentez-vous simple ou complexe ?
Augustin. — Je ne sais.
La Raison. — Savez-vous si vous êtes mû ?
Augustin. — Je ne sais.
La Raison. — Savez-vous si vous pensez ?
Augustin. — Je le sais.
La Raison. — Il est donc assuré que vous pensez ?
Augustin. — Oui.
La Raison. — Savez-vous si vous êtes immortel ?
Augustin. — Je ne sais.
La Raison. — De tout ce que vous ignorez, que préféreriez-vous savoir d’abord ?
Augustin. — Si je suis immortel.
La Raison. — Vous aimez donc la vie ?
Augustin. — Je l’avoue.
La Raison. — Et, une fois acquis que vous êtes immortel, cela vous suffira-t-il ?
Augustin. — Ce sera sans doute beaucoup ; mais encore trop peu pour moi.
La Raison. — Mais ce peu, ne sera-ce pas pour vous une grande joie ?
Augustin. — Immense.
La Raison. — Vous ne pleurerez plus ?
Augustin. — Plus du tout.
La Raison. — Oui ; mais si nous trouvions que cette vie même ne vous permet pas d’acquérir plus de connaissances que vous n’en avez maintenant, pourrez-vous réprimer vos larmes ?
Augustin. — Ah non ! Je pleurerai tant que ce ne sera pas une vie.
La Raison. — Donc vous n’aimez pas la vie pour elle-même, mais pour la science ?
Augustin. — J’admets la conclusion.
La Raison. — Et si cette science même vous rendait misérable ?
Augustin. — Je ne le crois nullement possible. Mais, si cela est, personne ne peut être heureux : car ma misère présente ne vient que de mon ignorance ; et, si la science aussi rend misérable, il n’y a plus nul terme à notre misère.
La Raison. — Je vois maintenant tout ce que vous désirez. Car, puisque vous pensez que la science ne rend personne misérable, il en devient probable que la compréhension donne le bonheur. Or personne ne peut être heureux sans vivre, et personne ne vit sans exister. Vous voulez donc exister, vivre et comprendre ; mais exister pour vivre, et vivre pour comprendre. Vous savez donc que vous existez, vous savez que vous vivez, vous savez que vous comprenez. Mais cela durera-t-il toujours ou cessera-t-il d’être absolument, ou bien une partie en subsistera-t-elle toujours tandis que l’autre périra ? ou bien ces choses seront-elles, tout en durant éternellement, sujettes à la diminution ou à l’accroissement ? voilà ce que vous désirez savoir.
Augustin. — Oui.

Traduction de Jean Bayet, in Littérature latine, Armand Colin, 1965, pp.485-486.

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