Homère | Iliade | Premiers vers

Traduction de Philippe Brunet (2010) :
Chante, Déesse, l’ire d’Achille Péléiade,
ire funeste, qui fit la douleur de la foule achéenne,
précipita chez Hadès, par milliers, les âmes farouches
des guerriers, et livra leur corps aux chiens en pâture,
aux oiseaux en festin – achevant l’idée du Cronide –,
depuis le jour où la discorde affronta l’un à l’autre
Agamemnon, le souverain maître, et le divin Achille !
Qui, des dieux, déclencha l’affrontement des deux hommes ?

 

Traduction de Mario Meunier (1956) :
Chante, Déesse, la colère du Péléide Achille, pernicieuse colère qui valut aux Achéens d’innombrables malheurs, précipita chez Hadès les âmes généreuses d’une foule de héros, et fit de leur corps la proie des chiens et de tous les oiseaux — ainsi s’accomplissait la volonté de Zeus — depuis le moment où, sitôt après leur querelle, se séparèrent l’Atride roi des guerriers, et le divin Achille. Quel dieu les jeta dans la lutte et dans ce désaccord ?

 

Traduction de Eugène Lasserre (1933) :
Chante la colère, déesse, du fils de Pélée, Achille, colère funeste qui causa mille douleurs aux Achéens, précipita chez Adès mainte âme forte de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et des oiseaux innombrables : la volonté de Zeus s’accomplissait. Commence à la querelle qui divisa l’Atride, roi de guerriers, et le divin Achille.
Quel dieu, en cette querelle, les lança l’un contre l’autre ?

 

Traduction de Leconte de Lisle (1866) :
Chante, Déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s’accomplissait ainsi, depuis qu’une querelle avait divisé l’Atréide, roi des hommes, et le divin Akhilleus.

 

Traduction de Hugues Salel (1545) :
Ie te Supply Deeſſe Gracieuſe,
Vouloir chanter l’Ire pernicieuſe,
Dont Achillés fut tellement eſpris,
Que par icelle, un grãd nombre d’eſpritz
Des princes Grecs, par dangereux encombres,
Feit lors deſcente aux infernales vmbres :
Et leurs beaulx Corps, priuez de ſepulture,
Furent aux chiens, & aux oiſeaulx paſture.
Certainement c’eſtoit la volunté
De Iuppiter, grandement irrité :
Des qu’il cogneut Agamemnon contendre
Contre Achillés, & ſur luy entreprendre.
Enſeigne moy, qui fut celuy des Dieux,
Qui leur cauſa debat tant odieux ?

 

Commençons par la première phrase connue de la littérature grecque, le premier vers de l’Iliade. Et tant pis si je suis long. Je crois que cela en vaut la peine. La traduction de l’helléniste Paul Mazon pour son édition des Belles Lettres (1937) est :

Chante, déesse, la colère d’Achille, fils de Pélée.

En grec :

Mênin aeide thea Pêlêiadeô Akhilôs.

Et encore plus grec :

Μῆνιν ἄειδε θεὰ Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος

Bon. Si on est un peu informé, surgit tout un monde de questions et de connaissances, et à travers elles un univers fabuleux de mythes, d’art poétique, de traditions, de formes spectaculaires de récitation poétique.

Ce vers a-t-il été écrit ou a-t-il été composé oralement ? On penche, à raison, pour l’oral : le vers s’inscrit dans une longue tradition poétique, représentée par la Muse (la « déesse »), qui date de bien avant la généralisation de l’écriture en Grèce. L’histoire d’Achille, de Troie, d’Agamemnon et d’Hector est ancienne et nous avons ici, presque par hasard, l’aboutissement de cette tradition. Peut-être avons-nous la transcription d’un poème improvisé oralement.

Est-ce que c’était chanté ou parlé ? Sans doute une diction très spéciale, peut-être accompagnée d’un instrument à cordes, qui était mélodieuse ; le grec, avec ses accents de hauteur sur les mots comme le chinois, et non d’intensité comme l’anglais ou l’italien, était déjà une musique.

De quand date ce vers (et la suite) ? On a pris l’habitude de dire le VIIIe siècle avant notre ère, grande époque d’innovations majeures, avec la colonisation des côtes de l’Asie par des cités grecques en crise, avec la création de la fête gigantesque qu’étaient les jeux Olympiques, avec la multiplication des épopées. C’est l’époque, très active, d’une renaissance après les siècles qualifiés de sombres qui ont suivi l’effondrement de la civilisation très « moderne » de Mycènes, comme l’étaient à la même époque les royaumes hittites de la Mésopotamie. Mais, selon de nombreux hellénistes, l’Iliade pourrait avoir été composée juste après, au début du VIIe siècle : le nom d’Homère n’est pas mentionné avant le début du VIe (mais je penche toujours pour le VIIIe).

Y’a-t-il un auteur ? Homère ou un autre ? Depuis le XVIIIe siècle et les Romantiques, on pense plutôt qu’il n’y a pas eu un poète, mais une série de bardes, des « aèdes » (du verbe aeidein, « chanter », que nous avons au premier vers de l’Iliade), qui représentaient le peuple, les croyances du peuple ou plutôt de l’aristocratie, en tout cas qui étaient les porte-parole d’un esprit général. Plusieurs hellénistes reviennent maintenant à l’idée d’un auteur (quitte à dire que ce n’était pas Homère, dont le nom ne désignerait personne, mais un autre, dont on n’a pas le nom…). La question est ouverte. Sa réponse dépend de l’idée que l’on se fait de la poésie.

Pourquoi les Grecs ont-ils composé de telles épopées ? On dit souvent que c’est religieux : il s’agirait, dans l’épopée, de célébrer la gloire d’un héros du passé, en relation avec l’institution du culte qui lui est voué. D’autres disent que c’était d’abord littéraire, ou poétique.

Oui, mais alors, pour qui, pour quelle circonstance ? Réciter l’Iliade dure plusieurs jours (au moins trois). Est-ce que ça se faisait à l’origine par petits bouts, lors de fêtes privées dans les cours de nobles trop contents d’entendre les exploits de leurs ancêtres ?

Oui, mais alors, comment cela a-t-il pu se rassembler dans un poème aussi long qui, quand même, donne une impression d’unité ? On dit alors (et je suis de cet avis) qu’à l’origine une telle épopée était composée pour de grands festivals religieux, des manifestations grandioses qui étaient organisées en Asie Mineure et rassemblaient une foule de Grecs. Platon, dans son dialogue Ion, nous dit que les récitations d’Homère étaient à son époque encore des événements somptueux. Il faut imaginer des récitants prestigieux, chargés de costumes bigarrés et de couronnes d’or, les yeux pleins de larmes pour les passages pathétiques, l’air effrayé pour les moments d’effroi. C’étaient des fêtes enthousiasmantes. Elles créaient un lien magnétique entre le récitant et le public, qui entrait en transe, comme on le voit maintenant lors de récitations d’épopées en Afrique, ou chez nous, dans les concerts que donnent les idoles du chant.

Revenons à ce premier vers. Comment pouvait-il commencer à mettre les auditeurs en transe ? Même s’il vient de loin, de la tradition, il est là, et si on le lit de près, il devient surprenant.
Comment est-il fait ? Il se décompose en : mênin, « colère », nom à l’accusatif (complément d’objet ; le nominatif, pour la fonction sujet, serait mênis) ; aeide, « chante » = impératif présent ; thea, « déesse » = vocatif, pour la divinité qui est convoquée, la Muse, sujet de l’impératif ; Pêlêiadeô Akhilêos, « d’Achille fils de Pélée », une formule (ou groupe de mots traditionnel) qu’on trouve cinq fois dans l’Iliade = génitif, complément du nom mênin (« colère » ; l’association ne se rencontre que là).

Un mot y est mis en avant, brutalement, « la colère », mênis, qui désigne donc le thème de l’ensemble du poème. Ici, déjà, peut commencer à s’entendre le petit ricanement de philologues tatillons qui remarquent que « la colère d’Achille » ne couvre pas tout le poème. Elle s’arrête au chant XIX, alors qu’il y en a vingt-quatre. Ce serait la preuve que ce poème n’est pas un poème, qu’il est un ensemble composite fait de pièces et de morceaux. Pas la peine, donc, de trop se casser la tête à l’interpréter. Ouf ! Laissons tomber. La philologie, souvent, détruit les chefs-d’œuvre dont elle a la charge. Il est déjà plus intéressant de dire, comme on le fait souvent, que le mot « colère » désigne d’habitude la colère d’un dieu, et non d’un homme. Le héros, Achille, serait ainsi, dès le premier mot, divinisé.

Mais c’est plus précis et plus étonnant. Et on voit que l’immense symphonie qu’est l’Iliade commence par une dissonance, par un énoncé improbable fait pour dérouter l’auditeur et mettre ses sens en éveil. Il y a avait d’autres mots pour « colère », notamment kholos, « bile », « amertume », qui note un état affectif, physiologique (c’est l’origine de notre « colère », à travers le latin cholera), ou kotos, « ressentiment, indignation ». Le poète n’a choisi aucun de ces mots. Mênis indique toujours la colère d’un être puissant, qui est en mesure de faire payer à des êtres inférieurs une faute, un irrespect, en leur infligeant un désastre ravageur. C’est pour cela que le mot est souvent lié à des dieux (ainsi, Apollon est, dans le récit de l’Iliade, le premier personnage à se trouver en état de mênis, parce qu’un roi lui a manqué de respect). Mais une telle colère peut aussi affecter un être humain doté d’un grand pouvoir, comme Agamemnon, le roi suprême des Grecs. Achille, normalement, n’a pas ce statut, pas cette puissance. C’est un roi, mais un petit roi local, même s’il est le fils d’une déesse, Thétis. Dire « la colère d’Achille fils de Pélée » avec ce mot-là dit quelque chose d’improbable. La hiérarchie humaine n’a pas été respectée. Un accident, énorme, s’est produit. Et de fait, Achille se trouvera doté d’un pouvoir nuisible extraordinaire.

Ça se gâte encore plus au deuxième vers, qui commence à dire les effets de cette colère. Je cite une tentative, personnelle et provisoire, de traduction :

Cette maudite, qui imposa aux Achéens des milliers de douleurs,
Et jeta dans l’Hadès d’innombrables âmes solides
De héros, et d’eux fit le butin des chiens
Et de tous les oiseaux – la décision de Zeus s’accomplissait …

« Cette maudite », qui va avec « la colère » du premier vers, est une traduction faible. On trouve chez les traducteurs « détestable », « meurtrière », « funeste », « pernicieuse » ; ces choix sont, je crois, bien en dessous du grec. Le mot grec est un participe féminin à l’accusatif (oulomenên), une forme verbale qui prend une valeur modale de souhait (ce qui serait rigoureusement impossible en français pour un participe). C’est, littéralement : « elle dont je dis : ‘‘puisses-tu mourir !’’ ». Le souhait, avec un verbe conjugué et non un participe, serait : oloio, « que tu ailles à la mort ! », sur le verbe « périr, être anéanti ». Le participe exprime ou plutôt accomplit une malédiction au moment même où il est dit. C’est une injure extrêmement brutale. Nous n’avons pas de terme équivalent en français. Le plus proche sémantiquement serait « la crevure », mais le ton n’y est pas, même si le mot grec est très violent. Ce pourrait être « la charogne », à moins de trouver mieux (je suis preneur). On est, en tout cas, loin de ce qu’on pense être d’habitude la noblesse épique. Le poète injurie son propre thème. Il ne demande pas à la Muse de raconter la gloire des héros, mais une histoire abominable, qu’il exècre. La suite est à la hauteur de l’injure. Reprenons :

D’Achille fils de Pélée, déesse, chante la colère,
Cette charogne qui imposa aux Achéens des milliers de douleurs,
Et jeta dans l’Hadès d’innombrables âmes solides
De héros, et d’eux fit le butin des chiens
Et de tous les oiseaux – la décision de Zeus s’accomplissait …

Le tableau, corps des Achéens (= les Grecs) laissés aux bêtes, sans sépulture, tandis que leurs âmes sont jetées « dans l’Hadès » (= les Enfers), est un scandale. Les héros abandonnés ne reçoivent aucun culte, n’ont aucune gloire, ils sont anonymes ; ils sont niés comme « héros ». Les laisser ainsi est un acte d’impiété. Ceux qui ont déjà entendu le poème (il était récité régulièrement) se disaient : mais cela n’arrive jamais dans l’Iliade ! Il n’y a jamais de telles scènes ! Ce tableau est donc à prendre comme une exagération, qui dit, en une seule phrase, ce qu’il faut entendre derrière les longs récits qui vont suivre, comme en musique le ferait une basse continue : à travers eux, à travers les exploits, les gloires qu’ils perpétuent, il faut entendre la réduction des hommes à la condition la pire qu’on puisse imaginer, à la déréliction qu’est la mort que rien, qu’aucun hommage ne vient compenser. Un fait brut.

La surprise se redouble quand on entend que cette impiété et cet abandon qui atteignent une foule innombrable de guerriers sont dus à la décision de Zeus (au vers 5). C’est un autre scandale. Zeus (ils disaient Sdéous) est normalement le dieu de l’ordre, de la cohérence des choses. Il fait que le monde n’est pas n’importe quoi, mais qu’on peut s’y repérer. Il rassure. Quand il est violent, c’est pour le bien. L’épopée dit souvent qu’il « prend plaisir à la foudre », qu’il est terpikeraunos : avec ses éclairs il foudroie les coupables. Mais ici le désastre est immense, démesuré. Achille avait bien des raisons d’être irrité : Agamemnon lui a ravi sa captive, la belle Briséis. Il l’a fait parce qu’il a dû rendre à son père, un prêtre d’Apollon, sa fille Chryséis, qu’il avait reçue comme part de butin. Le prête la lui avait réclamée, contre rançon, et Agamemnon s’est fâché et a refusé de la restituer. Apollon, lui-même en colère (mênis), inflige alors aux Grecs une peste meurtrière. Agamemnon doit céder, mais se trouve alors dépossédé de son bien. Il réclame donc une autre captive. Achille l’injurie pour son appât du gain, lui, Agamemnon, le grand roi, qui combat moins que les autres et veut toujours plus de butin. En colère, Agamemnon lui prend sa captive.

Mais la crise devait-elle se régler par le massacre d’une masse inouïe de Grecs, et leur abandon sur le champ de bataille ? L’auditeur apprend que c’est Zeus qui l’a voulu. D’un côté, c’est rassurant, puisque, derrière le scandale, une loi divine s’affirme. Le mal avait donc un sens. Mais, de l’autre, c’est angoissant, car cette loi s’affirme à ce prix-là, qui est monstrueux.

Le poème commence donc par une énigme : pourquoi le dieu de l’ordre a-t-il décidé un tel chaos ? Il indique à l’auditeur qu’il y a bien une raison, un ordre des choses derrière ce désastre, mais il ne dit pas lequel, et il laisse dans la perplexité. L’auditeur sera par la suite, à l’écoute du poème, tiraillé par un double mouvement ; il va essayer de comprendre, de trouver la raison de cette histoire, puisqu’il s’agit de Zeus, mais il sera toujours renvoyé à la violence des actions racontées, des expériences mauvaises que vont vivre les héros, et d’autant plus mauvaises que derrière elles opère toujours la volonté inflexible de Zeus. Les dieux aussi vont souffrir : ils ne peuvent rien contre la décision de Zeus, même si à plusieurs reprises ils se révoltent contre leur maître, mais pour rien. Zeus lui-même va être mis à mal par sa décision. Pour venger Achille, il laissera mourir des masses de Grecs qui l’avaient pourtant honoré et à qui il avait, avant toute cette histoire, promis la victoire. Il en pleurera. Et, pour la gloire d’Achille et de son ami Patrocle, il laissera, dans la douleur, mourir le seul de ses fils à combattre à Troie, Sarpédon, et laissera mourir Hector, l’homme le plus pieux de Troie, cité fastueuse qu’il aimait.

L’Iliade ne se présente donc pas comme un simple récit, comme la simple reprise d’un sujet traditionnel : la colère d’Achille, vous connaissez, eh bien je vais vous en donner une nouvelle version, et vous verrez, c’est la meilleure ! Et comme ça, on pourra célébrer les héros et leurs cultes de la bonne manière. Ce n’est pas aussi banal. Le poème fait entendre dès ses premiers vers une puissance propre à la poésie. Celle de ne pas réduire les expériences qu’elle met en forme à un sens préétabli, de ne pas les interpréter, mais de les restituer dans leur force. Il serait trop simple de les dire directement. Cela tient en deux ou trois vers, ceux de ce début qui décrivent les cadavres laissés aux chiens et aux oiseaux. Pour que ces expériences retrouvent leur radicalité, leur âpreté, pour qu’elles soient expérimentées par l’auditeur ou le lecteur, il faut qu’elles soient en permanence confrontées au besoin d’interprétation, d’en trouver une cause et un sens. Mais il faut aussi que cette interprétation ne puisse pas l’emporter et tout simplifier, de manière qu’on ne se dise pas : Ah ! finalement, c’était pour ça ! C’était le destin, et ça s’explique ! On perdrait tout. Le poème pose donc que, oui, il y a la force de la décision de Zeus, mais il n’en dévoile pas les raisons. Le sens, la cause, deviennent opaques, ce sont, à leur tour, des objets d’expérience. Même pour les dieux, qui croient pouvoir imposer un destin.

Pourquoi le poème procède-t-il ainsi ? En posant ce début, tous ces morts tombés à cause de la colère d’Achille, mais d’une colère dirigée par Zeus, il laisse ouvert un espace d’exploration immense. La colère n’est pas un sentiment seulement, un excès. Elle devient toute une histoire qui entraîne avec elle l’ensemble du monde, la Grèce et l’Asie. On verra Achille refuser de combattre aux côtés des Grecs qui l’ont humilié, mais laisser son meilleur ami, Patrocle, prendre ses armes à sa place quand les Grecs seront vraiment menacés par les Troyens, qui ont envahi leur camp : Zeus, qui venge Achille, les soutient. Cet ami meurt, et la colère d’Achille devient un immense deuil, sans fin, et une rage contre le héros troyen qui a tué son ami, Hector. Achille va triompher de lui, mais restera dans la souffrance aiguë de la perte. Il a perdu son double, et c’est sa propre mort qu’il peut expérimenter à travers celle de l’ami.

Achille n’est pas un héros exemplaire, à l’inverse d’Hector, qui est nettement plus sympathique, qui aime sa famille, combat et meurt en homme juste, admirable et attendrissant, il est monstrueux. Mais ce n’est pas d’abord à Hector qu’on s’attache : il est un peu trop gentil. Ce qui fascine est le déferlement des passions contraires et toujours en excès chez Achille. Le héros parcourt en un temps très court toutes les conditions humaines imaginables, de la vie glorieuse d’un demi-dieu, aux pleurs et à la colère du déshonneur, puis à la mort à travers son double, enfin à la gloire et à un deuil qui ne s’arrête pas, juste avant sa propre mort, qu’il prévoit, et que le poème ne raconte pas, mais que sa mère Thétis, qui sait tout, a déjà pleuré dans l’Iliade.

Un poème qui fait entrer dans l’expérience de la colère et de ses conséquences, qui raconte la nécessité d’en sortir parce qu’elle confronte à une mort sans issue, mort de sa propre société, qui est massacrée, mort de l’ami, et qui fait vivre cette mort dans la durée, dans les pleurs et non dans l’instant prétendument héroïque du trépas, serait déjà un antidote pour les candidats actuels au martyre sanglant. Pour eux, la colère est sacrée, parce qu’être en colère signifie qu’on est porteur d’une vérité divine. Mais la colère n’est pas d’abord une élection par un dieu ou une détermination héroïque, elle est une histoire. Elle se désacralise si on la raconte en la disant du dedans.

Pierre Judet de La Combe, L’Avenir des anciens. Oser lire les Grecs et les Latins, Albin Michel, 2016.

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