Racine | Phèdre | L’aveu à Hippolyte (acte II scène 5)

Le texte que nous donnons est le celui de l’édition de 1677, Phèdre & Hippolyte, chez Claude Barbin (Paris). Nous modernisons l’orthographe, mais respectons la ponctuation, qui est ici la notation d’une respiration, d’un rythme : elle participe de la théâtralité de l’œuvre.

Phèdre
Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.
J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.

Œnone
Souvenez-vous d’un Fils qui n’espère qu’en vous.

Phèdre
On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous,
Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes.
Je vous viens pour un Fils expliquer mes alarmes.
Mon Fils n’a plus de Père, et le jour n’est pas loin
Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
Déjà mille Ennemis attaquent son enfance.
Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
Mais un secret remord agite mes esprits
Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris.
Je tremble que sur lui votre juste colère
Ne poursuivre bientôt une odieuse Mère.

Hippolyte
Madame, je n’ai point de sentiments si bas.

Phèdre
Quand vous me haïriez je ne m’en plaindrais pas,
Seigneur. Vous m’avez vue attachée à vous nuire.
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir.
Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir.
En public, en secret, contre vous déclarée,
J’ai voulu par des mers en être séparée.
J’ai même défendu par une expresse loi
Qu’on osât prononcer votre nom devant moi.
Si pourtant à l’offense on mesure la peine,
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Jamais Femme ne fut plus digne de pitié,
Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié.

Hippolyte
Des droits de ses Enfants une Mère jalouse
Pardonne rarement au Fils d’une autre Épouse.
Madame, je le sais. Les soupçons importuns
Sont d’un second hymen les fruits les plus communs.
Toute autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,
Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages.

Phèdre
Ah, Seigneur ! Que le Ciel, j’ose ici l’attester,
De cette loi commune a voulu m’excepter.
Qu’un soin bien différent me trouble, et me dévore.

Hippolyte
Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore,
Peut-être votre Époux voit encore le jour.
Le Ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège, et ce Dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon Père.

Phèdre
On ne voit point deux fois le Rivage des morts,
Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu’un Dieu vous le renvoie,
Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.
Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir pour Époux.
Je le vois, je lui parle, et mon cœur… Je m’égare,
Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.

Hippolyte
Je vois de votre amour l’effet prodigieux.
Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux.
Toujours de son amour votre âme est embrasée.

Phèdre
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les Enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du Dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu’on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous vois.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage.
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hippolyte
Des Héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
Pourquoi trop jeune encore ne pûtes-vous alors
Entrer dans le Vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le Monstre de la Crète
Malgré tous les détours de sa vaste Retraite,
Pour en développer l’embarras incertain
Ma sœur du fatal fil eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l’aurais devancée.
L’Amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
C’est moi, Prince, c’est moi dont l’utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette Tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre Amante.
Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher,
Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.

Hippolyte
Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon Père, et qu’il est votre Époux ?

Phèdre
Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,
Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

Hippolyte
Madame, pardonnez. J’avoue en rougissant,
Que j’accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue,
Et je vais…

Phèdre
Ah ! cruel, tu m’as trop entendue.
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
Hé bien ! Connais donc Phèdre, et toute sa fureur.
J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux je m’approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m’abhorre encore plus que tu ne me détestes.
Les Dieux m’en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,
Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d’une faible Mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C’est peu de t’avoir fui, Cruel, je t’ai chassé.
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis-je ? Cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
Tremblante pour un Fils que je n’osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !
Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même.
Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour.
Digne Fils du Héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’Univers d’un Monstre qui t’irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ?
Crois-moi, ce Monstre affreux ne doit point t’échapper.
Voilà mon cœur. C’est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’expier ton offense
Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m’envie un supplice si doux,
Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.
Donne.

Œnone
Que faites-vous, Madame ? Justes Dieux !
Mais on vient. Évitez des témoins odieux.
Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.

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