Rousseau | La Nouvelle Héloïse | Pèlerinage à Meillerie et promenade sur le lac (IV, 17)

Quatre ans ont passé depuis le départ de Saint-Preux. Julie l’invite à partager la vie harmonieuse qu’elle mène à Clarens avec son mari, ses deux fils et sa cousine. Monsieur de Wolmar entreprend de guérir le jeune homme de son amour. Au bout de quelques semaines, il s’absente volontairement et laisse Julie en sa compagnie, afin de vérifier l’efficacité du traitement.

À Milord Edouard

Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l’eus quelque temps contemplé : Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l’aspect d’un lieu si plein de vous ? Alors sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où j’étais en les traçant. En les revoyant moi-même après si longtemps, j’éprouvai combien la présence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agité près d’eux. Je lui dis avec un peu de véhémence : Ô Julie, éternel charme de mon cœur ! Voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde. Voilà la pierre où je m’asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour ; sur celle-ci fut écrite la Lettre qui toucha ton cœur ; ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre ; ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes Lettres qu’emportait un tourbillon ; là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m’écrivis ; voilà le bord où d’un œil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes ; enfin ce fut ici qu’avant mon triste départ je vins te pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j’étais né ! Faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j’y passais à gémir de ton absence ?… j’allais continuer ; mais Julie, qui me voyant approcher du bord s’était effrayée et m’avait saisi la main, la serra sans mot dire, en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir ; puis tout à coup détournant la vue et me tirant par le bras : allons-nous en, mon ami, me dit-elle d’une voix émue, l’air de ce lieu n’est pas bon pour moi. Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit, comme j’aurais quitté Julie elle-même.

Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir où j’allais ; à mon retour le bateau n’étant pas encore prêt ni l’eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l’air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau, et en m’asseyant à côté d’elle je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses.

Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s’y retracèrent pour l’affliger ; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta fede, e si dolci memorie.
E si lungo costume !

ces foules de petits objets qui m’offraient l’image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. C’en est fait, disais-je en moi-même, ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour jamais. Hélas, ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis ! Il me semblait que j’aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j’avais moins souffert tout le temps que j’avais passé loin d’elle. Quand je gémissais dans l’éloignement, l’espoir de la revoir soulageait mon cœur ; je me flattais qu’un instant de sa présence effacerait toutes mes peines, j’envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien. Mais se trouver auprès d’elle ; mais la voir, la toucher, lui parler, l’aimer, l’adorer, et presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m’agitèrent par degrés jusqu’au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d’y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau.

Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours ; un sentiment plus doux s’insinua peu à peu dans mon âme, l’attendrissement surmonta le désespoir ; je me mis à verser des torrents de larmes, et cet état comparé à celui dont je sortais n’était pas sans quelques plaisirs. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé. Ah, lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n’ont jamais cessé de s’entendre ! Il est vrai, dit-elle d’une voix altérée ; mais que ce soit la dernière fois qu’ils auront parlé sur ce ton. Nous recommençâmes alors à causer tranquillement, et au bout d’une heure de navigation, nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés j’aperçus à la lumière qu’elle avait les yeux rouges et fort gonflés ; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette journée elle avait grand besoin de repos : elle se retira, et je fus me coucher.

La Nouvelle Héloïse, IV, 17

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